La Tétralogie Noire : John Brunner
Peu d’œuvres de science fiction ont retenu autant l’attention de la critique littéraire ou universitaire que Tous à Zanzibar, roman de John Brunner (1934-1995) qui reçu le Prix Hugo en 1969, et qui impressionna durablement de nombreux auteurs de SF.
Pourrait-on, après, écrire de la SF comme avant ? À l’évidence, non. La SF devait se radicaliser, fini les étoiles ! Le véritable univers parallèle, celui que fabriquent aujourd’hui les médias, les gouvernements et les sociétés multinationales, cet univers, il se joue aujourd’hui, ici et maintenant, sous nos yeux !!! Et avec ce roman, John Brunner se hissait au niveau de plus grands de la SF, juste à coté d’un Philip K Dick ou d’un Frank Herbert. Et ce ne sont pas les écrivains du « mouvement » Cyberpunk (un William Gibson) qui vont me contredire. Et après ce roman, John Brunner à récidivé, trois fois, avec L’orbite déchiquetée, Le troupeau Aveugle et Sur l’Onde de Choc. Une Tétralogie Noire, quatre dystopies effrayantes auquel notre monde actuel ressemble de plus en plus. Comme une sinistre prophétie.
- TOUS À ZANZIBAR (1968)
Le vrai XXI° siècle, celui qu’on est net train de nous faire dans le dos est là. Confus, complexe, grouillant et fourmillant. En comparaison, 1984 de Orwell et Le Meilleur des mondes de Huxley, sont des rêves de jeunes filles. New York, entre angoisse et violence, en point de mire, surpopulation et pollution. Et partout, des déviants par millions. À leur tête l’étonnant et ambigu Chad Mulligan, auteur du Lexique de la déliquescence, livre dans le livre, dont on voudrait tout citer…
L’action évolue entre le Yatakang, une démocratie populaire collée contre la Chine rouge, et le Beninia, un territoire africain indépendant plongé dans le marasme économique le plus complet. Mais en fait, c’est partout la même chose. Les services secrets occidentaux, la toute puissante General Technics tirent les ficelles du jeu. Et pendant ce temps, dans ses cuves baignées de courants d’hélium liquide, Shalmaneser, grand frère de Big Brother, observe…
Lire Tous à Zanzibar, c’est explorer une jungle. Ce livre est dense, riche et obsédant. Chaque page, à elle seule, aurait pu être l’amorce d’un autre roman complet. Une technique d’écriture plus proche de Dos Passos ou William Burroughs peut faire reculer. Mais c’est un livre incomparable. - L’ORBITE DÉCHIQUETÉE (1969)
New York encore, paranoïa institutionnalisée, la haine raciale s’est transformée en révolte, puis en révolution, et les deux communautés s’arment. La Gottschalk est une maffia qui vend des armes, pour alimenter cette guerre civile pour laquelle elle prospère. D’abords à la communauté noire à bas prix, puis aux blancs affolés à n’importe quel prix. C’est dans ce décor que les deux personnages principaux vont tenter d’organiser l’avenir contre La Gottschalk.
Pour être franc, sans doute le roman le moins réussi de cette tétralogie. Une fin trop facile, un happy end trop rapide… Mais ça reste un des romans les plus riches de John Brunner. La comparaison avec le roman d’un autre grand de la SF, Norman Spinrad et son livre Jack Barron s’impose également. - LE TROUPEAU AVEUGLE (1972)
» La fin du siècle comme si vous y étiez ! » Un monde ou la méditerranée est une mer morte, la plupart des plages sont interdites, de temps à autre, à New York, il pleut de l’acide. Tout le monde, ou presque, souffre d’allergies, d’intolérances ; les microbes résistent aux antibiotiques et la vermine aux insecticides. L’eau du robinet n’est pas potable certains jours…
Au fait, est-ce la fin du siècle ou la fin du monde ?
Dans ce monde de contagions et de corruptions, c’est l’histoire d’un compte à rebours de la dernière année de l’Amérique. Et malgré Austin Train, philosophe en exil, personnage central de cette fresque, qui tente en vain une ultime démarche, cette fois, pas de sauveur, il ne fait pas le poids. Il n’y a plus de superman, l’humanité n’y survivra pas.
Ce livre, dur, amer et d’un réalisme saisissant est un chef d’œuvre. À mon avis, il n’y a pas d’équivalent en SF.
Je ne résiste pas à vous livrer le dernier chapitre dans sa totalité, et ce n’est pas un spoiler…
Les moutons affamés lèvent la tête, et n’ont
rien à manger.
Gonflés de vent, ils respirent les vapeurs
malfaisantes,
Consumés par la contagion et la corruption
intérieures.
MILTON : Lycidas - SUR L’ONDE DE CHOC (1975)
Dernier volet de la tétralogie des utopies négatives de Brunner. Après Tous à Zanzibar, la surpopulation, après Le Troupeau Aveugle, la pollution et les désastres écologiques, ce dernier livre conclut le tableau sombre de l’avenir, en décrivant une société informatisée future. Le monde en « fiches mécanographiques », en puces et en fibres, les États-Unis recouverts, ou plutôt submergés, d’un réseau informatique, gardien des données et des libertés et de l’ordre… Et bien sur avec la tentative de révolte de quelques-uns avec un personnage de « pirate informatique ».
Un livre totalement visionnaire d’une société informatisée ou tout est surveillé, contrôlé… Ça ne vous rappelle rien ? Peut-être que les outils informatiques qui sont décrits dans ce roman ne sont pas tout à fait identiques aux nôtres… Mais l’usage qui en est fait, le pouvoir et le contrôle qui est exercé et les contres feu qui essayent de libérer ressemblent furieusement à notre présent.
Voilà, 4 livres à découvrir, à lire. C’est une Tétralogie, mais chaque roman est autonome, il peut se lire sans lire les autres. Mais chacun d’entre eux vous donnera une pièce d’un puzzle bien sombre. En revanche, il faut s’accrocher pour les lire, le style en est complexe, absolument pas linéaire, loin des canons habituels.
Rien qu’avec trois des ces quatre romans, John Brunner est inscrit au panthéon de la littérature.
Quelle critique passionnée ! Un auteur aussi incontournable que visionnaire donc… Merci pour l’article !
Et pourtant, j’ai eu du mal en entrer dans son œuvre. Parce que une écriture totalement expérimentale et atypique. J’ai le souvenir d’avoir emprunté son roman – Le Troupeau Aveugle – à la bibliothèque de la ville ou j’étais au lycée à l’époque (ça fait donc un bail), à Romorantin. D’ailleurs, il devait y avoir quand j’ai quitté ce lycée, sur les fiches d’emprunt de tous les livres de SF de la bibliothèque, mon nom – pas encore d’informatique et de code-barre à cette époque. Et je n’ai pas réussi à lire le livre. Et pourtant je devais lire 3 ou 4 livres par semaine à cette époque. Mais celui-là, non. J’y suis revenu 4 ou 5 mois plus tard. Et là bingo.
Sinon, John Brunner, son œuvre littéraire est partagée, entre des romans faciles et des monuments. Cette trilogie, c’est sa partie monumentale. Tout simplement parce qu’il faut vivre et qu’un roman facile est payé pareil qu’un chef-d’œuvre… Pas si simple d’être un écrivain.